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Un métier qui a beaucoup changé

Un métier qui a beaucoup changé

Rencontre avec André Streuli, un typographe qui a vécu le passage du plomb à la photocomposition. L’évolution technologique a nécessité l’adaptation rapide d’une profession

Pour André Streuli, La Liberté n’est pas un journal comme les autres: il y a passé 31ans de sa vie professionnelle. Engagé en 1966 comme compositeur-typographe, André Streuli a connu le plomb. Agé aujourd’hui de 89ans, il replonge dans ses souvenirs pour évoquer une ère que peu d’entre nous ont connue. Il a vécu trois étapes importantes dans l’évolution de sa profession de typographe. «Mon métier a beaucoup changé depuis mes débuts», relève-t-il.

Mais avant d’arriver à La Liberté, il s’est lancé dans le métier en effectuant un apprentissage à la rue du Botzet, à Fribourg, pour composer et imprimer le Greffon, entre 1948 et 1952. «C’était un journal agricole», se souvient-il. Chaque caractère de plomb était alors aligné à la main sur un petit support appelé composteur, puis sur une plaque afin de réaliser les pages du journal. «Les plus expérimentés et les plus rapides arrivaient à un rythme de 5000 signes à l’heure.»

Après un début de carrière où il a travaillé notamment pour les Imprimeries réunies à Lausanne, il est arrivé à La Liberté pour travailler sur une Linotype. C’est une machine disposant d’un clavier spécial sur lequel le typographe tape le texte qui lui est transmis sur une feuille de papier. Cet engin dispose d’un réservoir où le plomb entre en fusion. Les lettres de plomb sont ainsi fabriquées au fur et à mesure et mises en place sur une plaque grâce à une mécanique complexe.

Risque de saturnisme

André Streuli a tellement aimé son métier qu’il a continué à faire des démonstrations au Musée Gutenberg, à Fribourg, durant plusieurs années pour montrer aux visiteurs le fonctionnement d’une Linotype. On le retrouve d’ailleurs au musée, face à cette machine mythique. Et il ne semble pas avoir perdu la main: tout en expliquant son fonctionnement, il se déplace pour remettre une courroie qui se décroche ou débloquer quelques lettres restées coincées sur le parcours qui les mène vers le plomb en fusion. «Heureusement que le journal ne doit pas sortir demain», rigole-t-il. Car la vieille machine hébergée par le musée ne tourne plus très juste.

«Quand je travaillais à Lausanne, on nous donnait une petite brique de lait à boire chaque jour afin de limiter les effets secondaires du plomb.»
André Streuli

Il profite donc de l’occasion pour expliquer la composition à la main. Il se met face à une grande table inclinée, où se trouve une casse divisée en petits casiers qui contiennent une ribambelle de caractères différents. «Il faut écrire à l’envers et ne pas oublier les majuscules et les espaces», précise-t-il en joignant le geste à la parole, composant «La Liberté» sur un composteur. Et le tout, sans lunettes. Son travail ne lui a-t-il pas usé les yeux? «J’ai de la chance, mais je n’ai jamais eu besoin de lunettes pour travailler.» Selon lui, «le plus gros risque pour la santé résidait plutôt dans la manipulation du plomb». «Le saturnisme était une maladie que craignaient tous les typographes», se souvient André Streuli. «Quand je travaillais à Lausanne, on nous donnait une petite brique de lait à boire chaque jour afin de limiter les effets secondaires du plomb.» Le saturnisme est une intoxication chronique au plomb suite à une exposition régulière.

Aimer la langue française

Quelles qualités fallait-il pour être typographe? «Il fallait surtout être bon en orthographe et en grammaire, mais aussi être capable de résister au stress, être précis et avoir une bonne capacité de concentration», répond André Streuli. «J’ai toujours beaucoup aimé la langue française.»

A La Liberté, il a travaillé durant 31ans pour le service de nuit. «Je commençais à 18h et je finissais à minuit et demi.» Ces horaires lui ont permis de mieux voir grandir ses enfants. «Je m’occupais de les envoyer à l’école le matin et du repas de midi, car leur maman travaillait la journée.»

Dernière ligne de plomb

Il se souvient très clairement de la date de la dernière ligne de plomb composée avec la Linotype à Saint-Paul: «C’était le 1er mai 1981. On est ensuite passé à la photocomposition.» Le plomb a ainsi disparu de tout le processus de mise en page pour laisser place aux machines à écrire spéciales qui imprimaient sur des films photos. Les ciseaux et la colle faisaient aussi partie des outils. Les films étaient ensuite découpés et assemblés pour former les maquettes des pages. S’il manquait un mot, ou si un paragraphe devait être ajouté, on découpait le texte aux ciseaux, on intégrait le passage manquant que l’on collait. C’est bien de là que vient l’expression «couper» et «coller», que l’on retrouve encore dans les traitements de texte aujourd’hui.

5'000

signes alignés à l'heure sur les Linotypes, pour les plus rapides

«Ce qui a fondamentalement changé, c’est le rythme de production», commente André Streuli. L’évolution technologique a permis à chaque employé d’augmenter le volume de texte traité. «Alors qu’avec le montage du plomb à la main, les plus rapides alignaient 5000 signes à l’heure, avec une Linotype c’était plutôt autour des 12'000 signes, et avec la photocomposition, on arrivait à un peu plus de 20'000 signes à l’heure», compare André Streuli.


La grève de 1994

Malgré l’évolution technologique, la branche de l’imprimerie et les métiers des arts graphiques ont connu une période compliquée dans les années nonante. «Les conditions de travail n’ont pas toujours été faciles», explique André Streuli. Membre de la section fribourgeoise du Syndicat du livre et du papier (SLP), il était percepteur pour l’Imprimerie Saint-Paul. C’est donc lui qui s’occupait d’encaisser les cotisations auprès des ouvriers syndiqués. Il rappelle la journée de grève du 3 novembre 1994: les ouvriers du secteur ont stoppé leur activité dans plusieurs villes de Suisse, dont Fribourg. «Mais nous avons levé la grève à 20h.»

La Liberté a tout de même pu sortir le lendemain, mais avec une pagination réduite. Selon une publication du SLP consacrée à cette grève, durant la décennie qui a précédé cet événement, de nombreuses entreprises de la branche ont fait faillite, les salaires et les bénéfices ont diminué. A la fin 1993, la perte de plus de 10'000 places de travail était déplorée par les syndicats. Et au moment d’entamer les négociations pour une nouvelle CCT au début 1994, le ton des employeurs s’est durci, demandant toujours davantage de concessions aux employés. La grève a finalement été perçue par les syndicats comme le seul moyen de pression efficace sur le patronat