Depuis 1871, quel rôle La Liberté a-t-elle joué dans le canton de Fribourg? Le point de vue de l’historien Francis Python, professeur honoraire à l’Université de Fribourg.
La Liberté est fondée en 1871. Quel est le contexte de l’époque?
Francis Python: La Liberté est fondée sur un axe de défense religieuse, lié à un environnement européen chamboulé avec la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris et le concile Vatican I – définissant notamment l’infaillibilité pontificale – qui déclenche une forte opposition. Les catholiques se sentent assiégés, pas reconnus. Ils réclament une liberté. C’est un titre provocateur car le courant qui porte le journal est antilibéral. Il ne promeut pas la liberté de conscience individuelle, mais celle des catholiques, en tant que communauté, face au mouvement centralisateur qui se met en place en Suisse via la révision de la Constitution.
Le choix du titre est-il délibéré?
Oui, je pense. Ses initiateurs adoptent du reste une formule affirmant que le libéralisme n’est pas la liberté.
Quels sont les milieux représentés par le journal?
Une partie de l’élite catholique cantonale et suisse, et, derrière, on trouve l’ombre du Vatican, qui a lancé une «Internationale noire» s’appuyant sur la presse pour défendre la liberté du pape et celle de l’Eglise catholique.
Les élites politiques du canton s’appuient-elles d’emblée sur le journal?
Au niveau cantonal, La Liberté doit se battre pour prendre place dans une configuration de journaux. C’est le premier quotidien cantonal, mais il existe d’autres feuilles, bihebdomadaires, qui occupent le terrain. Cette lutte – qui traduit aussi un bras de fer entre différentes sensibilités au sein du clergé – dure une dizaine d’années avant que La Liberté ne soit installée, proche du pouvoir dominant.
Le titre devient donc un instrument efficace pour façonner l’opinion fribourgeoise.
Oui. Dès 1881, puis à partir de l’arrivée de Georges Python au Conseil d’Etat cinq ans plus tard, le journal devient toujours plus gouvernemental. Il soutient notamment la création de l’Université de Fribourg, ce qui n’avait rien d’évident dans un canton rural. Le quotidien s’affirme et devient le moniteur de la population fribourgeoise. Il oriente l’opinion cantonale. Le clergé est derrière lui. Tout le système de la «République chrétienne» se met en place, et La Liberté en est à la fois un pivot et un pilier.
Dans la première moitié du XXe siècle, le Parti conservateur – ancêtre du Centre – règne sans partage sur le canton. Comment utilise-t-il La Liberté?
Il charge le journal de modeler l’opinion, préparer les élections, travailler à l’exaltation du régime, d’affirmer qu’il est progressiste, qu’il représente un état catholique voulu par l’Eglise. Le journal exalte l’union de l’Eglise et de l’Etat. En retour, il est soutenu par l’Etat conservateur grâce aux commandes, pour l’impression de ses documents par exemple. Il y a une sorte d’osmose entre le titre et le pouvoir. Au point que ses adversaires politiques l’appellent la Pravda.
Le journal est-il systématiquement inféodé au pouvoir?
Oui, on peut le dire. Par exemple, quand il y a des problèmes de corruption – cela arrive dans un canton dominé par un parti trop fort –, La Liberté enterre les choses. Elle est aidée dans sa tâche par le clergé. Mais en 1946 survient un clash: Joseph Piller n’est pas réélu au Conseil d’Etat, en partie à cause de l’évêque François Charrière – directeur du journal de 1941 à 1945 –, qui n’est pas d’accord avec sa vision sociale. A la suite de cet épisode, on assistera à une mainmise plus directe du parti sur le titre durant une vingtaine d’années, alors que ce dernier avait un peu plus d’autonomie auparavant.
Le journal contribue-t-il à diffuser une certaine image, rurale, du canton à l’extérieur?
Oui. Il façonne une identité cantonale traditionnelle, avec sa paysannerie, ses costumes, ses coutumes et la défense de son catholicisme, ainsi que celle d’un art de vivre anti-urbain et anti-industriel. Dans les années 1950-1970, la rédaction, idéologiquement conservatrice, va progressivement se retrouver en porte-à-faux avec la société fribourgeoise – et aussi avec le propriétaire du journal, l’Œuvre de Saint-Paul, ouverte au concile Vatican II. Avant même l’arrivée de François Gross, des nouveautés sont introduites, comme un supplément culturel dès 1954, une page sportive en 1958. Elle accordera aussi une plus grande place aux femmes. En 1968, enfin, le quotidien se met à la couleur.
Comment le quotidien accompagne-t-il l’évolution du canton durant la seconde moitié du XXe siècle?
Il accompagne, dans les grandes lignes, le développement économique du canton lancé par les conseillers d’Etat Paul Torche, puis Pierre Dreyer, parce qu’il se rend bien compte qu’il faut sortir de cette société agraire qui oblige à l’exportation de sa jeunesse. Même si la rédaction reste longtemps plutôt réfractaire – en tout cas au niveau de l’idéologie confessionnelle. On peut dire que le canton transforme La Liberté autant que La Liberté transforme le canton. C’est un jeu de va-et-vient.
Le journal joue-il un rôle important dans le renouvellement de l’identité fribourgeoise?
En devenant un journal d’information dans les années 1970-1980, il s’érige en vraie référence pour le canton, représentant toutes ses facettes.
De nos jours, sentez-vous La Liberté en adéquation avec la population fribourgeoise?
Majoritairement, la population fribourgeoise est attachée au journal. On le voit par exemple à travers le courrier des lecteurs, devenu un espace de débats, d’échanges démocratiques. Par ailleurs, en s’ouvrant au sport, en couvrant les clubs locaux, La Liberté s’est rendue très populaire auprès d’une population qui ne lisait pas tellement le journal. Ce dernier se donne une vocation généraliste pour rassembler tout le canton dans des domaines où l’identité cantonale se révèle.