Le premier son que l’on perçoit en pénétrant dans la tour de verre du 42, boulevard de Pérolles, c’est ce battement régulier, sourd, dont la pulsation se confond avec celle de son propre rythme cardiaque, au point de disparaître lorsqu’on n’y prête plus attention. Certains n’ont pas pu se retenir de râler, lorsqu’ils ont installé le grand palpitant numérique dans les anciens locaux de la rotative. Le bruit, constant, entêtant. Mais les murs semblaient se souvenir de ce pouls séculaire, et la direction a bien vite fait taire les objections: en cette fin de XXIe siècle, impossible de se passer du «cœur».
Plus, toujours plus. Les informations ont suivi l’accélération du temps. Aucun humain, aujourd’hui, n’est capable de synthétiser ni de comprendre ces flots d’événements qui, chaque seconde, se déversent sur la rédaction. Des milliards de données qui s’agglutinent sur des nuages virtuels de plus en plus immenses. Dans cette nébuleuse, comment trouver du sens, garder une vision d’ensemble, rester critique? Au début, les journalistes ont tenté de gagner la course, se sont relayés nuit et jour, sans pause ni répit, en passeurs passionnés. Mais le monde file trop vite pour être rattrapé.
On ne sait plus vraiment qui a eu l’idée en premier. Les inventeurs numériques, las de voir leurs ambitions se heurter aux barrières technologiques, ont compris que l’ADN seul serait capable de stocker ce trop-plein d’informations. Il fallait remplacer les composants informatiques par des tissus, par des organes de synthèse. Il fallait un «cœur» nouveau. Ainsi, le noyau des ordinateurs s’est peu à peu mis à pulser, jusqu’à devenir cet hybride technologique, machine vivante capable de trier, regrouper, inventorier, résumer, sans jamais être dépassée.
Excursion sur la lune
Le «cœur» médiatique a gagné en autonomie, les synthèses de l’actualité s’affinant et se modelant à mesure que les usages des abonnés s’affirmaient. Nourri par sa collecte quotidienne de traces numériques, le «cœur» distribue en retour indices boursiers à l’un, tendances sociétales, découvertes scientifiques, confessions intimes à l’autre. Du global au local, les abonnés sont informés sur les soubresauts politiques de leur localité sans perdre de vue les tressautements planétaires. Le «cœur», c’est l’actualité qui vibre.
– La Sarine déborde. Visite du conseiller d’Etat en charge de l’économie sur le site de Bluefactory, pour inaugurer l’extension. Grand marché folklorique au château de Gruyères, sur le thème: la vie au temps analogique. Deux collégiens de Gambach en excursion sur la Lune. –
Les derniers messages produits par la machine à pulser tapissent les murs, attirant les yeux du visiteur d’abord désorienté par cette fresque en constante transformation. Pour reprendre pied, il lui faut emprunter le long couloir clinique qui s’enfonce vers le «cœur», à la suite des journalistes qui s’y pressent.
Il est 5 heures, l’équipe du matin s’apprête à entamer sa première réunion. Car le «cœur» toujours restera froid: il n’analyse et ne questionne pas. Un algorithme jamais ne remplacera l’esprit.
Des ombres se relaient, des corps bougent. Un tissu pensant se déploie autour du pouls central.
Les veilleurs de nuit ont donc sélectionné les faits les plus saillants. La première équipe de rédacteurs doit à présent modeler cette matière brute, pour en tirer l’édition du matin qui s’affichera à 8h sur les écrans des abonnés. Les échanges fusent, corps debout, pixels où s’étalent concentration et tasses de café. En ce début de journée, les minutes sont comptées. Les sujets répartis, chacun s’affaire à expliciter, clarifier: c’est le ton qui prime. Si le «cœur» est le noyau, les journalistes sont les artisans de la chair et de la peau. Pour interroger l’histoire, il faut intégrer ses aspérités. L’horloge au plafond égrène les secondes du compte à rebours journalier. Sobriété, efficacité, humanité.
Des minutes deviennent des heures, au rythme de la machine. Des ombres se relaient, des corps bougent. Un tissu pensant se déploie autour du pouls central.
Dans le bureau des rédacteurs en chef, chacun responsable de l’un des quatre rendez-vous quotidiens, se trouve la tête, le cerveau. C’est ici que l’on tient le cap, décide d’investiguer, de consacrer du temps, de donner des ressources, d’y aller ou non… Les vaisseaux sanguins du «cœur», véhicules en charge de transformer la fange numérique en terreau fertile d’où émergeront des informations de qualité, sont soigneusement entretenus par des médecins développeurs. Informaticiens et généticiens, seuls capables de garder la machine en vie, au service des idées.
Ce battement régulier
Car le véritable enjeu du média se situe là. Entre les interstices de ce monde numérisé qui tourbillonne, face à la pression financière d’abonnés et de publicitaires qui s’automatisent et se robotisent chaque jour davantage, sous les cours en dents de scie de leurs cryptomonnaies: un combat permanent pour la liberté d’informer.
En quittant la tour du 42 boulevard de Pérolles, la dernière chose que l’on entend, imperceptible mais tenace: un battement régulier, vivant.