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150 ans de littérature en Liberté

150 ans de littérature en Liberté

La critique littéraire, dont on ne cesse de déplorer la lente disparition médiatique, a-t-elle toujours eu voix au chapitre? A l’occasion de ses 150 ans, La Liberté a proposé à Velia Ferracini, étudiante en littérature à l’Université de Fribourg, de mener l’enquête à travers ses archives pour mesurer l’évolution du regard critique sur la vie littéraire. Entre hier et aujourd’hui et de Zola à Jean-François Haas, c’est une passionnante plongée à travers l’histoire culturelle, traversée de papier parfumée de lauriers fanés et ponctuée de trous béants.

1871, partir de rien

Le premier numéro de La Liberté ne comporte aucun article littéraire. Il faut attendre décembre 1871 pour que la thématique apparaisse, sous forme d’une notice bibliographique résumant flatteusement le contenu de la Revue de la Suisse catholique. De manière générale, dans ses premières décennies d’existence, La Liberté n’accorde que très peu de place à la littérature, sinon sous forme élogieuse avec un biais catholique très marqué. Voir par exemple, sous l’intitulé «chronique littéraire», cette présentation louangeuse du travail de la maison d’édition catholique Mame, le 20 décembre 1878, dont les auteurs sont aujourd’hui majoritairement tombés dans l’oubli. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point ce biais catholique crée de véritables trous dans la couverture de l’actualité littéraire du temps.

Le cas Zola

La série des Rougon-Macquart d’Emile Zola (1840-1902), qui dépeint la Société française du Second-Empire, est emblématique de ce vide. La série voit le jour la même année que La Liberté, qui n’en fait alors nulle mention. Le premier article sur l’auteur date de 1872 et porte sur sa démission du journal Le Corsaire ainsi que sur la disparition dudit journal. Zola y est qualifié comme «l’auteur de l’article odieux publié samedi» plutôt qu’en sa qualité d’écrivain.

Son nom n’apparaît plus jusqu’en 1877, date à laquelle un article se fait écho des débats liés à la parution de l’Assommoir. La Liberté promet alors d’y revenir ( «nous reviendrons à son heure sur ce livre, quand nous pourrons juger nous-même en connaissance de cause»), mais cette chronique semble n’avoir jamais été publiée. A la parution de Nana en feuilleton, en 1879, un article apparaît sous la rubrique «Faits divers» et fait mention de l’effervescence parisienne à son sujet, sans en dire plus. Est-ce à dire que la dépravation des mœurs mise en scène par le roman était trop inconvenante pour les pages d’un journal catholique? Les premiers articles à traiter véritablement de l’œuvre qualifient sans ambages Zola comme «l’auteur de tant de romans immondes», dont les ouvrages sont «émaillés de détails orduriers cyniquement racontés». Avant de conclure: «La postérité s’étonnera probablement que Zola ait passionné autant la génération actuelle et elle ne retiendra de lui qu’un certain nombre de descriptions d’une perfection achevée».

Le cas Bernanos

A contrario, Georges Bernanos (1888-1948) jouit d’une réception bien plus favorable dans La Liberté. Le premier article à son sujet annonce sa présence à Fribourg pour une conférence. «M. Bernanos est un jeune auteur dont le premier roman a été une véritable révélation. Il a décrit de main de maître des conflits d’âmes émouvants». Les nombreux articles qui lui seront consacrés tresseront des louanges à cet écrivain qu’un hommage à l’occasion de sa mort en 1949 qualifiera même de «prophète». C’est que Bernanos, on le sait, est une figure du catholicisme intellectuel. Si son œuvre trouve grâce aux yeux de La Liberté, c’est donc moins par intérêt littéraire que par connivence idéologique.

Deux auteurs, deux traitements, où l’on voit clairement à l’œuvre cette ligne rédactionnelle explicitée dès les premières années du journal, à l’enseigne de la «Chronique littéraire»: «Nous reprenons enfin nos chroniques hebdomadaires, qui ont pour objet de tenir nos lecteurs au courant du mouvement de la littérature et, spécialement, de leur faire connaître les nouvelles publications pouvant être recommandés pour leur moralité, leur esprit chrétien ou leurs principes conservateurs» (16 janvier 1879).

Au tournant du siècle

Les premières années, on l’a vu, sont marquées par un certain désintérêt du journal pour la littérature générale. On note bien une série d’articles sur des auteurs fribourgeois comme Victor Tissot, dont l’œuvre est mise en évidence à grand renfort de réclames, mais sans jamais être critiquée sous un angle littéraire. Est-ce à dire que la bourgeoisie de l’époque ne s’y intéressait pas? Pourtant, l’époque est aux salons de lecture, abonnés à de nombreux journaux et revues – fondé en 1816, le Cercle littéraire et de commerce en reçoit une trentaine en 1883. C’est donc probablement par choix que La Liberté n’accorde que peu de place au livre: du fait de sa vocation régionale et du manque de rayonnement de la scène littéraire locale, le sujet n’occupe que peu l’attention des rédacteurs.

Au tournant du siècle toutefois, une série d’articles commencent à donner plus large place à la vie culturelle, et littéraire en particulier. Une série intitulée «causerie littéraire» voit le jour et propose des articles sur différentes publications. Voir par exemple cet article du 14 janvier 1900, synthèse de la vie littéraire romande de l’année précédente. La rubrique est fréquemment publiée durant quelques années, puis se fait plus sporadique avant d’être abandonnée en septembre 1913. Durant cette période, on constate ainsi un intérêt plus marqué pour la littérature au sein de La Liberté, où apparaissent des «études littéraires», des «variétés littéraires» et même une rubrique intitulée «Contre la littérature immorale», liée au Bureau international contre la littérature immorale, qui n’hésite pas à souligner notamment la nature corruptrice et obscène du roman d’aventure…

En 1911, le journal annonce plus clairement son attachement à la vie littéraire: «La Liberté suit le mouvement littéraire, scientifique, musical, artistique et publie en feuilleton des romans des meilleurs écrivains français.»

Une ambition quelque peu revue à la baisse durant les deux Guerres mondiales, marquées par une restriction de papier. Au sortir de la Seconde guerre, l’intérêt culturel reprend et dès la mi-mars 1944, une page ou colonne est consacrée à la littérature tous les samedis, principalement sur des œuvres à teneur religieuse.

«Arts et lettres»

C’est en octobre 1946 que cette page culturelle s’installe définitivement, sous l’intitulé «Arts et lettres». La littérature commence à occuper l’espace, à l’image de cet article sur Barbey d’Aurevilly qui propose une synthèse de la vie et de l’œuvre de l’écrivain français tout en insistant sur sa conversion au catholicisme. Dès lors, chaque samedi comportera une page du même type, consacrée entre autres à la vie littéraire de Fribourg ou d’ailleurs. La littérature, progressivement, devient un véritable sujet d’intérêt, un objet à penser.

En 1954, cette page «Arts et lettres» se transforme en supplément culturel intitulé La Liberté-dimanche, qui, comme son nom ne l’indique pas, paraît tous les samedis.

L’ambition est de donner place aux manifestations culturelles suisses et de faire le lien entre les différentes régions du pays. Diverses chroniques trouvent place dans ce supplément hebdomadaire, portant sur la gravure, la psychologie, la peinture, la musique, le cinéma, la radio, etc. Les rédacteurs de La Liberté-Dimanche sont choisis avec soin: le premier numéro fait appel à un professeur de l’Université, le second au président de la Société des écrivains vaudois. La littérature y occupe une place fixe, bien qu’encore relativement limitée à la fois par son ampleur et par son regard exclusivement catholique. L’ambition est donc moins de faire concurrence à la Gazette littéraire, supplément de la Gazette de Lausanne dirigé par Frank Jotterand qui constitue, entre 1950 et 1970, le principal organe d’information culturelle en Suisse romande, que d’ériger une certaine littérature en porte-flambeau de la pensée catholique.

Vers la modernité

L’arrivée du rédacteur en chef François Gross en juillet 1970 va progressivement réorienter le journal vers une ligne plus critique, indépendante et libérale. Le ton dès lors se voudra moins édifiant qu’informatif, à l’image de cet article sur Gonzague de Reynold en 1970, qui évoque la publication posthume de son Expérience de la Suisse sans mention de l’attachement religieux de son auteur. La critique littéraire alors prend un nouveau visage, qui s’attache moins aux idées véhiculées qu’au texte lui-même, dont des extraits sont volontiers cités.

Pour le centenaire de La Liberté, en 1971, un «panorama littéraire» est publié, sur une seule page contre deux pour les panoramas économique, social ou artistique, qui récapitule les grandes heures de l’histoire littéraire fribourgeoise. Victor Tissot et Gonzague de Reynold sont cités parmi les auteurs importants, entourés de Georges de Montenach, Helène de Diesbach, Alice Reymond, Léon Savary, Robert Loup, Henri Bise, Pierre Verdon, Paul Bondallaz, pour la plupart oubliés aujourd’hui. Parmi les auteurs alors actuels sont cités Robert-Benoît Cherix, Eric Thilo, Marie-Thérèse Daniels, Albert Schmid, Louis Page, Henri Gremaud, Gabriel Obseron ou encore Thérèse Loup. Tous parvenus, ainsi que le souligne l’auteur de l’article, à surmonter ces «complexes fribourgeois: difficulté de s’exprimer, timidité»…

Cette seconde moitié de siècle voit les pages de La Liberté s’ouvrir plus largement à la littérature romande, que ce soit pour saluer le triomphe parisien d’un Jacques Chessex ou pour discuter l’œuvre d’un Maurice Chappaz par exemple. En 1992, la transformation de La Liberté-dimanche en véritable magazine culturel fixe durablement la place de la critique littéraire, qui se voit dès lors consacrer une pleine page hebdomadaire où les littératures d’ici et d’ailleurs sont également traitées – avec un regard particulier porté sur les auteurs du cru, à l’image de Jean-François Haas. Cette page du samedi continue jusqu’à aujourd’hui de poser sur la création littéraire un regard critique. Désormais, ce sont plus de 200 ouvrages qui y sont chroniqués chaque année, dans tous les genres, roman, poésie, bande dessinée ou livres jeunesse.


Proust, cet inconnu

Le 12 décembre 1919, La Liberté écrit un article au sujet du Goncourt reçu par Marcel Proust, à qui ne sont consacrées que ces quelques lignes. «Marcel Proust est Parisien: il est âgé de quarante-sept ans. C’est un romancier presque inconnu, auteur de livres à style obscur et diffus». Par la suite, l’importance de son œuvre sera mieux considérée. Ainsi, si sa mort en 1922 ne donne étrangement lieu à aucune mention, l’anniversaire de sa disparition vingt ans plus tard est l’occasion d’ un article important. Quel traitement lui sera réservé pour le centenaire de sa disparition, en 2022?